Sibylle Ruppert

 

LA BIBLE DU MAL  par Bijan Aalam

 
Gare à Sibylle Ruppert, cette jeune femme allemande si timide en apparence et si réservée — gare à ses yeux qui promènent un regard si étonné sur ce qui l'entoure. Ce regard en cache un autre — un regard secret, terrible et douloureux. Il plonge hardiment dans les abîmes les plus obscurs de nos âmes, jusqu'au tréfonds de notre sexualité inavouée, dans ces zones maudites que nous refusons avec une horreur autoprotectrice inculquée par les tabous de la société. Car c'est la folie qui guette au bout, la folie et la mort. Pourtant, pendant de nombreuses années, Sibylle Ruppert a été danseuse. Elle a offert son corps et ses gestes aux regards du public des music-halls et cabarets d'Europe, des États-Unis et du Proche et Moyen-Orient. Couverte de strass, plumes et paillettes, maquillée en un masque éternellement souriant, elle offrait alors son corps brillamment paré aux yeux de tous — à présent elle leur dénude son âme violente. En traversant le miroir des apparences factices, Sibylle Ruppert s'est trouvée face à face avec son tourment secret : la sexualité et son corollaire, la violence. Elle s'inscrit dans la lignée des grands maudits des lettres, tels Sade, Lautréamont et Bataille autant que de Magnasco, Goya, Fussli et Bellmer, ces peintres de l'envers noir de nos âmes. Bien loin de la peinture dite «féminine», elle explore avec une superbe technique picturale et des soins infinis, le labyrinthe de nos douleurs et passions souterraines et en ramène à la surface l'inventaire méticuleux des perversions que tout être humain préfère enfouir au plus profond de lui-même.

 

Le désir cérébral du sexe

« Le sexe est le jumeau de la violence », nous déclare Sibylle Ruppert, et le sado-masochisme en est l'expression la plus tangible. C'est le marquis de Sade qui, le premier, en a éclairé de sa torche sulfureuse les cruels méandres. Victimes et bourreaux s'imbriquent en un ballet rituel où l'individu annule sa personnalité pour n'être plus qu'instinct de puissance ou de soumission. Toute une panoplie d'accessoires et de fétiches sert ce cérémonial complexe afin que le plaisir et la douleur puissent se donner libre cours. Les regards sont absents, les visages cachés par des cagoules en forme de bottes comme si une force supérieure écrasait de son lourd talon les suppliciés du désir. Suspendues, immobiles, les victimes semblent attendre l'arrivée de leur bourreau qui enfin les humiliera, cinglera leur chair et les meurtrira.

 

Le but ultime du dépassement

Les créatures damnées de Sibylle Ruppert n'ont pas nécessairement besoin de partenaires dans leur ronde infernale et perverse. La force de leur fantasme se suffit à elle-même, soutenue et amplifiée par la symbolique de leurs fétiches comme l'impact du geste de la danseuse est magnifié par l'accessoire de son costume. La tension de la pulsion sexuelle brute s'exprime aussi bien par l'attente immobile de la violence qui se déchaînera contre le corps martyrisé que par l'ivresse et le délire de la vitesse qui propulse l'être vers son destin tragique telle une éjaculation mortelle. La moto, cette puissante mécanique vrombissante et vibrante entre les cuisses de son cavalier revêtu de cuir et casqué comme un martien est le symbole fétichiste le plus aigu de la puissance sexuelle déchaînée. Déclenchée par le désir, elle projette celui qui l'enfourche jusqu'aux limites de son audace, le propulsant toujours plus vite, plus loin, transmettant sa vigueur, dévorant l'espace jusqu'à ce que la terre ne suffise plus à son extase.

 

Le règne de la souffrance

L'explosion orgasmique de la Petite Mort brise avec fracas le miroir qui reflète le monde rassurant et connu des apparences. Cette danse frénétique de la violence et du désespoir est comme le contrepoint de la grâce avec laquelle Sibylle Ruppert charmait les noctambules qui venaient l'applaudir sous les projecteurs des music-halls et cabarets. Pendant qu'elle dessinait avec son corps dans l'espace des scènes brillamment éclairées les arabesques rythmées des danses du plaisir et de la joie de vivre, vêtue d'atours chatoyants et multicolores, souriante et gaie, entourée d'une petite troupe d'amis et amies tout aussi empanachés, vivait déjà en elle le sombre envers du décor. Un autre ballet se dessinait, ballet de l'horreur et de l'épouvante. Les décors légers et lumineux deviennent de sinistres caveaux aux parois lépreuses et suintantes dans lesquels des créatures aux corps monstrueusement hypertrophiés se livrent des combats impitoyables, se lacérant, se déchiquetant, se mutilant en un sabbat effréné où la rage de destruction atteint le paroxysme de la démence meurtrière.

 

Un être hybride aux membres disparates

Violence, démence, destruction et chaos! Fleurons gangrenés de la déchirure qui divise le sexe masculin du féminin, de la tension qui attire et repousse ces deux pôles antagonistes et du désir inassouvi de franchir l'abîme afin de se fondre en une entité unique, parfaite, idéale. Tant que cette pulsion réciproque prendra sa source dans des corps anatomiquement différenciés, cette union ne semble pouvoir se réaliser que dans le déchirement mutuel comme si, par les blessures ainsi infligées à l'autre comme à soi-même, on puisse se laisser pénétrer comme on pénétrerait le corps désiré par les interstices des lacérations béantes. Tout homme désire aussi être femme comme toute femme aspire secrètement aux attributs de la virilité ainsi que la mémoire inconsciente de son étape embryonnaire le lui fait se sou-venir, quand il avait et était les deux sexes simultanément. L'androgyne serait ainsi l'ange qui apaiserait tous les démons qui vous hantent?

 
Sibylle Ruppert est née sous les bombes. C'est dans la nuit du 8 septembre 1942 qu'eut lieu le premier bombardement massif de Francfort. Sibylle fut portée directement de la salle d'accouchement de l'hôpital dans les abris du sous-sol avec une plaquette numérotée autour du cou, tandis qu'on abritait sa mère près d'une colonne dans les escaliers. Sa vie de nourrisson se partagea entre son berceau et la cave de la grande maison familiale transformée en abri anti-aérien où ruisselait le plâtre du plafond quand se rapprochaient les sourdes déflagrations des bombes incendiaires. Au printemps de 1944, la famille Ruppert décida de se réfugier à la campagne et le premier souvenir de la petite Sibylle fut la cohue et les cris affolés de la foule sur le quai de gare qui tentait désespérément de se hisser dans les wagons débordants du train. Le reste de la guerre fut vécu à la campagne, à l'abri des bombes, certes, mais dépendant de paysans qui ne manquaient aucune occasion de manifester aux citadins le peu d'estime qu'ils leur portaient. A la fin de la guerre, le sort de la famille s'améliora tant soit peu. Ils furent accueillis par une famille aristocratique qui habitait une vaste et belle demeure et qui permit à la fillette de vivre librement ses rêves de petite princesse dans le dédale des pièces ornées du château et du parc environnant. Son père étant graphiste, Sibylle se tenait des heures durant à ses côtés, le regardant dessiner et, un jour, lui prit la main et lui jura de se consacrer, elle aussi, à faire de beaux dessins coloriés. Sa première œuvre surprit tout le monde : c'était un dessin brutal représentant un poing fracassant un visage – elle avait six ans.
Vers dix ans, elle reçut le choc de la religion; le dépouillement des temples protestants et luthériens l'avait laissée indifférente à ce jour, mais, ayant pénétrée par curiosité dans une église catholique qui se trouvait sur le chemin de son école de village, elle fut éblouie par la splendeur et la richesse de ses ornements. Elle y revint tant qu'elle put, suivit les offices et résolut de devenir nonne. Il fallut de sévères remontrances de ses parents et le retour à Francfort en 1953 pour l'en dissuader. Ses études dans la ville en reconstruction ne furent pas bien brillantes: seules les matières artistiques retinrent son attention, mais bientôt elle y excella à un tel point qu'aucun enseignant ne voulait admettre que les travaux présentés étaient bien d'elle. En cachette, elle s'inscrivit à l'examen d'entrée de l'école des Beaux-Arts Städel de la ville, passa avec brio et ne cessa de dessiner, encouragée par le professeur Battke. Jusqu'à vingt dessins par jour résultèrent de son acharnement, mais, toujours assise derrière sa planche à dessin, elle commença à prendre sérieusement du poids. Pour la faire maigrir et lui donner de l'exercice, sa mère lui conseilla de prendre des cours à l'école de danse voisine. Elle s'y lança avec la même ferveur dans l'expression gestuelle et la discipline de son corps qu'elle mettait à remplir ses surfaces blanches de ses crayons et fusains. Bientôt, les autorités scolaires jugent incompatibles ses deux activités antagonistes menées de front par la jeune fille bouillonnante : dessiner le matin, danser l'après-midi, et l'obligent à choisir l'une ou l'autre. Sibylle, à 18 ans, tranche ce nœud gordien à sa manière : elle quitte l'une comme l'autre et fugue à Paris, la capitale de ses rêves.
S'inscrivant aussitôt dans une école de danse classique à Clichy, elle vit avec trois cent soixante francs par mois et se grise de sa liberté toute neuve. Perfectionnant de jour sa technique de danse, elle arpente, dès qu'elle a une minute, les ruelles interlopes de Montmartre, Pigalle et Clichy
observant, fascinée, la faune nocturne qui s'y agite selon ses lois propres. Jugée trop grande pour le ballet classique, ses tentatives d'engagement dans divers corps de ballet d'Allemagne et de France restent infructueuses. Ayant remarqué sur le tableau d'affichage de sa nouvelle école de danse que la célèbre troupe de Georges Reich cherchait de nouvelles recrues, Sibylle se présente. Elle est engagée aussitôt. La première chose que Georges Reich exige d'elle, est qu'elle se teigne en blonde platinée. Alors commence une vie de tournées trépidante, sans domicile fixe, ne s'encombrant que d'une valise. Mais Sibylle Ruppert n'oublie pas le dessin pour autant: pendant que ses camarades font la grasse matinée, elle visite les monuments, musées, bibliothèques, palais et galeries d'art des villes qu'elle découvrait. La rupture avec la troupe survient à Montréal; elle prend un autocar Greyhound pour New-York et s'installe dans une soupente, résolue à renoncer définitivement à la danse pour. se consacrer à nouveau à sa passion première : le dessin. Au bout de quelques mois dans l'underground new-yorkais où elle participe à plusieurs productions off-Broadway, le mal du pays la prend et elle retourne dans le giron familial à Francfort où son père venait de fonder une école de dessin. Collaborant avec lui comme professeur, elle l'aide à développer l'entreprise qui, à certains moments, forme jusqu'à deux cents
élèves avec huit professeurs. Simultanément, son œuvre personnelle s'élabore la nuit, inspirée de l'œuvre du marquis de Sade. Sibylle Ruppert y découvre l'univers terrifiant du «Divin Marquis». Encouragée par des intellectuels, tels Peter Gorsen, Theodor Adorno et Horst Glaser (qu'elle finira par épouser), Sibylle Ruppert commence à susciter aussi l'intérêt du propriétaire de galerie Heinrich von Sydow qui, la rencontrant pour la première fois, s'exclame : « Mais vous êtes la danseuse... comment se fait-il que vous dessiniez?» et achète dès lors ses dessins avec régularité, organisant des expositions où le choc du public n'a d'égal que la gravité savante des intellectuels.
En 1976, Sibylle Ruppert s'installe définitivement à Paris, exposant ses grands fusains, dessins, huiles et collages inspirés de Sade et de Lautréamont à la galerie Bijan Aalam, au Bronx Muséum de New-York et dans de nombreuses galeries. Des écrivains et critiques se sont penchés sur son travail halluciné, tels Alain Robbe-Grillet, Pierre Restany, Gert Schiff et Roland Ville-neuve, ainsi que les sexologues Kronhausen, tentant de pénétrer, d'analyser et d'interpréter ses visions infernales. L'enfer est un concept moral que nous portons tous en nous et Sibylle Ruppert se veut moraliste. Être mal comprise est pour elle pire que de ne pas être comprise du tout.   COLOPHON
Les prix de ses œuvres varient selon les formats : un petit dessin de 30 x 40 cm est vendu environ FF 6 000. —, les fusains sur papier de 105 x 85 cm valent FF 15000. —et pour les très grands fusains colorés sur toile mesurant parfois 200 x 300 cm il faut compter entre FF 30000 et FF 50000.